Les désastrées de Mélikah Abdelmoumen : la recension et une entrevue avec l'auteure

Aujourd'hui, je vous offre un billet combiné qui comprend ma recension du dernier roman de Mélikah Abdelmoumen, Les Désastrées, paru aux Éditions VLB cet automne, et une entrevue réalisée ces derniers jours.

Je ne peux débuter autrement qu'en vous disant que l'histoire de Norah Silverman, ou de Norah-Jane Silver fait partie de mes coups de cœur de l'automne. C'est la raison pour laquelle je l'ai choisi comme sélection du Club de lecture du mois de décembre. C’est un roman que j’ai dévoré avec plaisir et délectation. 

Nora-Jane Silver est une star du monde musicale, issue de parents musiciens, se suicide à son appartement parisien à l’âge de 37 ans. C’est ainsi que débute le roman. Guidés par son fantôme, on retrace sa vie et plus particulièrement les événements qui ont, de près ou de loin, mené à son suicide.

On plonge peu à peu dans ce qu’a été la vie de Nora-Jane et dans les débris dans lesquels certains événements ont laissé sa psyché. Remplie de contradictions, la chanteuse est à la fois rebelle, anticonformiste, féministe, possède un physique presque entièrement refait, physique qu’elle habille de façon très aguicheuse. Elle n’a été amoureuse qu’une seule fois, et ça n’aura duré que quelques mois. Lorsque ses parents ont appris son idylle avec leur ami, aussi membre de leur groupe musical, ceux-ci ont exigé que l’homme mette un terme à leur relation. Cet amour est central. Il y a une carence qu’elle cherche à combler, sans succès. Après cela, elle n’a pas été en mesure de se lier à qui que ce soit, sauf à Alice, une journaliste qui est devenue sa meilleure amie, une collègue de l’ennemi juré de Nora-Jane, Thibaud Pasquier, le journaliste qui l’a vertement critiqué à maintes reprises.

Par l’entremise de la protagoniste, Les Désastrées aborde la réalité des stars coincées dans l’image que se fait le public d’elles, dans les rêves du public. Les gens n’aimant que le personnage, pas la personne. Tout au long du livre, on vogue dans cette dualité : l’humain vs l’image. On se rend rapidement compte que l’humain derrière l’image, le public n’en ont rien à foutre. Pourtant il s’agit d’une personne comme les autres. Et cette personne, dans ce cas-ci Nora, souffre d’isolement, de manque de reconnaissance pour l’être qu’elle est vraiment. Cela la mène sur le chemin de l’autodestruction. Elle cite d’ailleurs ce passage d’une chanson de Nine Inch Nails : « I hurt myself today to see if I feel ». Elle voue d’ailleurs une adoration pour le chanteur du groupe, Trent Reznor, depuis son adolescence.

Les « X » qui, comme moi, ont vécu leur jeunesse au son de la musique alternative trouveront leur compte dans toutes les références des groupes de l’époque, qu’il s’agisse de The Cult, Skinny Puppy, Pearl Jam, et j’en passe. Pour ceux qui connaissent un peu la télévision française, il y a des petits clin d’œil à Canal +, On n’est pas couché et Salut les terriens.

On adore les personnages, qui sont tout en aspérités, écorchés qu’ils ont été par la vie. 
Mélikah Abdelmoumen a une plume vive où le sarcasme est omniprésent. J’aime ce ton caustique, cynique à mort! Cette hargne, cette rage sous-jacente derrière laquelle elle cache sa douleur d’écorchée vive. Les mots de l’auteure éveillent les souvenirs de nos propres amours impossibles, perdus, et on sent la douleur, la peine. Elle est tout aussi efficace lorsqu’elle parle de passion, violence, détresse, de relation mère-fille, d’amitié.


Ce roman m’a tant chamboulé qu’il m’a enchanté. Il figure dans le top 3 de mes lectures de l’automne. À découvrir !




      Questions à Mélikah Abdelmoumen

Votre dernier roman, Les Désastrées, relate la vie d’une star de la scène musicale, qui s’est suicidée à 37 ans. C’est ainsi que démarre l’histoire. On suit son fantôme, qui se promène de personne en personne, ce qui nous permet d’apprendre ce qui a mené à sa triste existence ainsi qu’à son aussi triste fin. D’où a germé l’idée du roman, et pourquoi avoir choisi de donner la voix à son fantôme?

C’est assez simple, en fait, et assez triste. J’étais amie avec la romancière Nelly Arcan, depuis 2006. C’était une femme et une auteure que j’estimais énormément. Lorsqu’elle est décédée, ça m’a donné un coup. J’ai eu envie d’écrire non pas un texte autobiographique pour parler d’elle, de sa disparition, ou de notre amitié de manière « directe » ou indiscrète, mais une fiction sur le deuil, sur l’écriture du deuil. Cette fiction devait aussi me permettre, en filigrane, de rendre hommage à son œuvre. Le choix d’une narratrice qui s’exprime d’outre-tombe, ballotée jusque dans la mort, n’ayant de contrôle sur rien, coincée à voir ce qu’elle a laissé derrière, est venu un jour, assez spontanément, lorsque je me suis rendu compte que j’imaginais sans cesse Nelly réagir aux conséquences (cirque médiatique, récupération, dévastation et choc chez les proches, etc.) de sa mort, comme si elle était toujours là, vivante. Je l’entendais m’en parler. Je lui répondais. Même si je savais que ce n’était pas possible. C’est de là qu’est née Nora-Jane Silver telle qu’elle existe dans le roman.


Nora-Jane est un personnage très intéressant, rempli d’aspérités et surtout, tout en paradoxe. Vous faites allusion au féminisme de Nora-Jane, qui s’habille de façon aguicheuse, a subi de nombreuses chirurgies esthétiques. Quel est le sens de cette apparente contradiction? Les deux en la même personne sont-ils possibles? Comment considérez-vous le féminisme?

Vaste question ! Je pense d’une part qu’il y a des féminismes, et que j’ai du mal avec celui qui refuse de considérer les rapports hommes-femmes, le « genre », etc., dans toute leur complexité. Oui, je pense que les deux sont possibles à la fois !  Le fait que, dans le même temps, une femme vive dans sa chair les ravages causés par le règne de l’image et par les prescriptions que subit dans notre société (et depuis longtemps) le corps de la Femme avec un grand F, et qu’elle dénonce ce qu’elle subit et à quoi elle ne peut résister, contre quoi elle ne peut rien… c’est justement tout ce qu’il y a de plus normal, prévisible, compréhensible… et porteur ! Qui de mieux placée que celle qui vit broyée par un système, pour en dire la violence et le dénoncer ?


Vous parlez de la relation entre le coup de foudre et l’amour, notamment dans cette belle citation. « Et puisque le coup de foudre est la plus grandiose des duperies de soi, puisqu’il est le meilleur moyen de s’offrir une illusion prenante et flatteuse lorsqu’on s’ennuie, quand Aurélien Marchal était entré sur scène et qu’il avait aperçu au premier rang Alice, toxicomane enamourée, il était lui aussi “tombé amoureux”. » Pourriez-vous nous parler de ce qu’est l’amour pour vous?

De manière générale, mes avis sont pas mal moins tranchés que ceux de Nora-Jane Silver. Disons que les opinions qu’elle exprime tout au long du roman sont souvent une version radicalisée de ce que je pense. Donc, on pourrait dire que je pense que le « coup de foudre » est une expérience intense, mais pas souvent viable… On « tombe » dedans alors que je suppose qu’on pourrait dire que pour moi, l’amour se construit.

Vous faites référence au club des 27 (les Joplin, Morrisson, Hendrix, Cobain et compagnie). Pourquoi Nora-Jane s’est-elle suicidée à 37 ans?

Je voulais que l’héroïne soit une artiste déjà accomplie, avec une certaine maturité, une expérience de la vie, un regard sur le monde… Et puis, anecdote : l’idée que je me suis faite de tous les artistes du club des 27, du moins pendant toute ma jeunesse, c’était qu’ils étaient des adultes accomplis, plus âgés que moi, des mesdames et messieurs… C’est lorsque j’ai appris la mort d’Amy Winehouse, dernière entrée dans le triste club, que j’ai eu un choc… j’approchais moi-même de la quarantaine, et je déplorais donc la disparition tragique d’une « toute jeune artiste »… et alors je me suis aperçue que vus depuis mes 40 ans, les artistes du « club des 27 » étaient… des gamins ! Ça m’a un peu donné un coup… Nora-Jane Silver, qui est tout de même un personnage dont on peut dire que, par certains côtés, il me ressemble, ne pouvait me permettre d’exprimer un point de vue sur le monde médiatique, la position de certaines femmes dans tout ça, etc., que si elle avait à peu près mon âge…

Nora-Jane dit avoir été fort inspirée par Marilyn Monroe et voue une adoration à Trent Reznor, de Nine Inch Nails, qu’ont ces gens en commun avec Nora-Jane Silver?

Ce sont les œuvres qui m’ont bercée pendant la rédaction. J’écoute toujours de la musique en écrivant ; dans ce cas-ci vu le contexte du roman c’était encore plus justifié, sans compter la nécessité de faire quelques recherches, sur le parcours de Trent Reznor, par exemple, dont j’avais adoré quelques chansons à l’adolescence sans le connaître vraiment ou sans mesurer la portée de son travail. Comme pour The Cure, d’ailleurs. Parfois, ce que j’étais en train d’écouter (en mode « shuffle » sur mon ordi) a carrément déterminé des éléments de l’intrigue. Un spectacle de Patrick Watson vu à Lyon a été déterminant pour la conclusion du roman. Quant à Marilyn, elle est venue nourrir aussi l’écriture parce que je lisais Blonde de Joyce Carol Oates et Marilyn, dernières séances, de Michel Schneider. On pourrait aussi parler de Brian Slade, le personnage du film Velvet Goldmine de Todd Haynes. À bien y penser, ce n’est pas tant que NJS ait quelque chose en commun avec eux : elle est « née d’eux », en quelque sorte…

Un des éléments qui attire l’attention du lecteur porte sur la dichotomie entre la star et l’individu qu’elle est réellement, dont le public se contrefiche carrément. De la personne et du personnage. Nora-Jane en parle beaucoup. Selon vous, la plupart des grandes vedettes souffrent-elles du même isolement que Nora-Jane?

C’est une impression que j’ai, en effet, et depuis longtemps, mais qui me vient aussi de la fréquentation de certaines œuvres littéraires ou cinématographiques qui se sont penchées sur la question, où on tente de représenter ce que cela peut-être d’être celui qui est un fantasme pour les autres. Des romans comme Blondede Joyce Carol Oates ou Lunar Park de Bret Easton Ellis, le travail d’un Todd Haynes dans des films comme I’m Not There, Velvet Goldmine, ou Superstar, The Karen Carpenter Story, ont été des sources d’inspiration pour moi, de réflexion, comme les ouvrages théoriques que j’ai pu lire dans le cadre de ma thèse de doctorat sur la manière dont l’équation machine « médiatique + Star Système + Nature Humaine » teinte le rapport des gens à leur « icônes », et vice-versa (des auteurs comme Marshall MacLuhan Pierre Bourdieu ou Jean Baudrillard, etc.)

La protagoniste n’arrive pas à combler cette soif insatiable d’être aimée, connue et reconnue, ce qu’elle ne réussit pas à être pour qui elle est puisque le public ne s’intéresse qu’à l’image qu’ils se font d’elle. Elle consomme les hommes, n’a que très peu d’amitié hormis celle avec Alice. Nora-Jane éprouve clairement un trouble de l’attachement que vous illustrez de brillante façon. Est-ce inévitable, selon vous, chez les enfants de vedettes?

Difficile à dire. C’est en tout cas l’impression qu’on a lorsqu’on n’en est pas une, de vedette ! Plus sérieusement, ces frasques, dédoublements, schizes, aspérités que l’on prête aux icônes qui nous fascinent font peut-être, elles aussi, partie de la fascination que nous entretenons pour elles, cette chose qui fait qu’elles deviennent un écran sur lequel nous projetons nos fantasmes ou nos lubies… peut-être que le deuxième versant de la star, cet être privé caché derrière la figure publique, qui souffrirait de ce dédoublement et de sa vie dans l’ombre, peut-être que tout ça n’est qu’une partie du fantasme, qui nous sert à injecter de l’humain, du connu et en même temps une certaine grandiloquence dans tout ça ? Et peut-être que le fait que bien des personnes connues aient dit l’avoir vécu ou semblent effectivement l’avoir vécu, ne précède pas cette idée que nous nous en faisons, mais en procède ?

Au fur et à mesure de la lecture, on se rend compte que le personnage de Thibaud Pasquier joue un rôle plus important dans le mal-être qui habite Nora que l’on ne le croyait au départ. Que symbolise-t-il?

Eh oui, ce cher Thibaud… mon personnage préféré… Sans vouloir « vendre la mèche » ou en dire trop, c’est vrai que le véritable héros du roman, c’est lui. Ou presque. Enfin, disons que c’est ce trio formé par lui, Alice et Nora-Jane qui en est l’épine dorsale, mais que lorsqu’on sait qui est vraiment Pasquier, les choses prennent un autre sens. D’ailleurs leur trio est une sorte de miroir inversé du trio deux hommes une femme dans le film de John Huston, Les Désaxés – on verra tout de suite le lien avec le titre de mon propre roman –, mettant en vedette Marilyn, Montgomery Clift et Clark Gable. Et, pour le dire en deux mots, ce personnage de Pasquier représente en quelque sorte, entre autres, l’œil non complaisant de l’Autre pour l’artiste, celui qu’on espère et qu’on craint, qu’on attend et qu’on appréhende. Celui qui nous empêche parfois de dormir, qu’on surinvestit et qu’on n’arrive(ra) jamais à contrôler…

Nora-Jane a son propre profil sur Facebook. Aurons-nous la chance de la retrouver dans un autre roman portant sur une période particulière de sa vie?

Tiens, c’était une question que je ne m’étais pas posée ! Le profil Facebook de Nora-Jane Silver est à la fois un jeu, un outil pendant la rédaction pour travailler le personnage, un exutoire (car elle n’existe pas, évidemment, mais qu’elle peut me servir à dire des choses que je pense, mais qui me semblent… un peu radicales…), etc. Je ne sais pas combien de temps je vais laisser ce profil « ouvert »… Quant à la question d’un autre texte sur elle… Il ne faut jamais dire jamais… mais ce n’est pas au programme pour l’instant.

Concernant l’écriture, de façon générale :
De quoi ou de qui vous êtes-vous inspirés pour créer Nora-Jane et Alice ?

Oups… Je crois que j’ai répondu sans le vouloir à cette question dans ma toute première réponse…

Lorsque vous débutez l’écriture d’un roman, d’où partez-vous? Comment se mettent en place vos idées? 

C’est difficile à dire. Ça part toujours d’une expérience personnelle, pas forcément au sens où je parle de choses qui m’arrivent à moi directement, mais j’ai envie d’écrire sur ce dont je suis témoin… Ensuite, c’est difficile à expliquer ou à résumer… Un mélange d’instinct, de recherches sur le sujet, de disponibilité à tout ce qui le touche de près et de loin… et alors il y a une ambiance et un ton qui se développent… puis peu à peu un plan… et puis on travaille pour que ce magma devienne quelque chose d’un peu construit.

Avez-vous des rituels d’écritures, des moments ou lieux plus propices à l’écriture?

C’est assez simple : le matin, le plus tôt possible, avec la musique à fond dans mes écouteurs, et beaucoup de café au lait.

Quels sont vos moteurs d’écriture?

Re-oups : Je pense que sans le vouloir j’ai répondu à la fois à cette question et à une autre, en 11…

Que vous apporte l’écriture?

Difficile à dire. C’est une passion, un élan qui datent de très tôt, que celui de raconter des histoires. Selon la légende familiale, ça remonterait à la maternelle… Je ne pourrais tout simplement pas vivre sans, ou difficilement. Après, l’aspect plus formel ou essayistique de mes études, de mes lectures ou de mon travail vient de mon amour de la littérature (mais ça s’applique aussi pour le cinéma et la musique) comme objet esthétique, mais également comme regard sur le monde dont tant la forme que le fond peuvent exprimer un point de vue sur ce qui nous entoure.

Comment vivez-vous le processus d’écriture? De façon technique, mais aussi de façon intérieure. Est-ce que le mythe de l’écrivain torturé, particulièrement avec les thèmes abordés dans Les Désastrées, s’applique à vous?


Pas vraiment. La littérature est une passion pour moi, ça va de soi, mais je travaille bien dans la discipline et la régularité… J’ai bien sûr eu mon lot d’épreuves et elles m’ont tantôt freinée ou « entamée », tantôt nourrie… mais je suis une bosseuse. À la fois une mordue de littérature, de cinéma et de musique, à qui elles peuvent faire vivre des émotions d’une intensité qui rappellerait presque les élans de l’adolescence… et une bonne élève, une fourmi… ou mieux, une sorte d’abeille.

Je tiens à remercier l'auteure pour sa grande générosité et vous enjoins à vous procurer Les Désastrées pour en faire la lecture.


Yannick Ollassa/La Bouquineuse boulimique

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