Choix de sujet audacieux pour Annie Ernaux

On peut dire beaucoup d’une personne, de sa vie, de ses finances, à partir de son panier de courses. D’ailleurs quand vous faites vos courses, vous arrive-t-il parfois d’être gêné de voir quelqu’un qu’on connaît? C’est un sentiment que l’on a presque tous éprouvé quelques fois. Ce sentiment que notre intimité est dévoilée à nos connaissances par l’entremise du contenu de notre panier.

Annie Ernaux est une auteure qui s’est employée à présenter la vie, telle qu’elle est, dans ses écrits. Raconter la vie, c’est aussi parler du supermarché. Pourtant on n’en parle pas ou presque pas, dans la littérature, bien que nous y allons tous. À ce sujet, Annie Ernaux pose deux hypothèses. La première est que, comme c’est l’affaire des femmes de faire les courses, c’est un acte invisible et inintéressant. D’autre part, elle souligne que jusqu’à il y a 40 ans, les auteurs étaient plutôt issus de la bourgeoisie, qui habitaient Paris où les supermarchés étaient absents.

Quelles que soient les raisons de cette absence, l’auteure a décidé de faire entrer le sujet dans le domaine littéraire et elle a rédigé le journal de ses visites chez Auchan des Trois Fontaines à Cergy, durant un an. Derrière son chariot (panier ou caddie, appelez ça comme vous le voulez), elle y a observé les clients, consignant ses observations et réflexions à son retour à la maison. Le travail résultant presque en une étude (non scientifique bien sûr, et exempte de chiffres alourdissant) d’un mouvement de société que plusieurs dénoncent, mais que peu passent à l’action pour enrayer.

En gros, elle décrit le lieu, les ambiances, les bruits, les couleurs, les odeurs. Je me suis souvenu de mes visites chez Monoprix à Belfort où sur les trois étages on sentait le poisson dont on doutait de la fraîcheur. Elle passe tout en revue : la tendance sociale du consumérisme, celle de l’automatisation des services avec les caisses libre-service, celle du marketing ethnique, du sexisme, pour ne nommer que celles-là. Elle parle même de l’effondrement de la manufacture Rana Plaza au Bangladesh, qui fournit les grandes chaînes partout dans le monde.

Un supermarché, c’est l’abondance de produits associée à des stratégies de marketing pour faire consommer davantage ou faire croire au client qu’il s’agit d’une aubaine. Les stratégies, concoctées par les experts en marketing, ces gens passés maîtres dans l’art de stimuler le désir, créer le besoin pour accroître la consommation de produits particuliers à des moments qu’ils auront décidé, hameçonnent le client. Qu’il s’agisse de marketing ethnique – le mois créole, l’ambiance de casbah, etc. – de la grosseurs des prix affichés, du prix du produit par personne – un euro par personne pour du bœuf haché, par exemple, sans mentionner la quantité de bœuf à laquelle on a droit pour un euro – elles finissent par nous attirer et nous faire mettre dans notre panier quelque chose dont on n’avait peut-être pas besoin.

Un supermarché, c’est aussi un lieu où l’on n’échappe pas à la séparation des classes. L’auteure relate que les statuts socioéconomiques sont également bien découpés. Dans un coin du commerce, il y a les articles en soldes. Des articles que peu veulent voir dans leur panier, mais que certains n’ont pas le choix d’y déposer. Vous y passez et tout le monde sait que vous êtes fauchés. C’est un également un endroit où l’on se trouve isolé dans la masse, un lieu où l’on peut rester anonyme. Contrairement au petit commerce indépendant. Mais pour d’autres, c’est aussi un endroit où ils se sentent moins seuls, y trouvant une façon d’être parmi les autres sans être « avec » les autres. Ils y cherchent un certain réconfort.

Personnellement, je l’avoue, quand je suis en France, je vois mon supermarché comme un lieu sécurisant, un point de repère. Et ce bien que j’aime aller dans mes petits commerces favoris. Il y a quelque chose de rassurant dans le fait de savoir que je peux presque tout trouver dans mon supermarché et que ses heures d’ouverture sont plus étendues que celles des commerces indépendants.

Comme québécois, c’est un ouvrage très intéressant. On y trouve de très nombreuses différences avec nos supermarchés. Notamment, la hiérarchie très marquée entre les divers employés et le fait qu’il soit acceptable qu’un supérieur engueule (carrément) un subalterne devant les clients – j’en ai été témoin de trop nombreuses fois –, chose qui ici se fait parfois, mais est très mal vue et pas acceptée. Là-bas, les clients ne s’en formalisent pas. C’est normal, la société française fonctionne ainsi. Il y a aussi les vigiles dans tous les supermarchés. Vigiles qui, quel que soit le type de commerce en France, sont presque tous des hommes Noirs et baraqués. Un phénomène que peu de Français questionnent, mais qui me chicote toujours un peu quant à ce qui est sous-entendu dans ce genre de profilage racial. Mais bref, ce n’est qu’une réflexion de ma part.

Finalement, sur le sujet même, Annie Ernaux ne nous apprend rien de nouveau. Tout ce dont elle parle, on le sait, mais on n’y fait plus attention. Elles sont devenues banales, normales et c’est justement ça le problème. Est-ce que ce journal changera les choses? Non. On y pensera peut-être lors de nos prochaines courses. Mais en plus d’être intéressant, de faire réfléchir, c’est bien écrit.

Pour ceux qui se disent que 200 pages sur ce sujet, ça peut-être rasoir, je vous rassure, le journal fait à peine 80 pages.

Yannick Ollassa / La Bouquineuse boulimique

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