Entrevue avec Emmanuelle Caron, auteure de Lorelei en Finistère

Après la lecture de Lorelei en Finistère, j'ai eu envie de poser quelques questions à son auteure, Emmanuelle Caron. Je vous livre donc ici notre échange.

Votre dernier roman, Lorelei en Finistère,  est une aventure avec un brin de fantastique. On y trouve Joachim et Stéphane qui doivent se sauver de méchants pirates qui cherchent à s’approprier un trésor. Pour plusieurs, les pirates sont chose du passé. D’où vous est venue l’idée de lier les pirates avec l’époque que nous vivons en ce moment?

Mes premières lectures ont eu des Pirates pour héros, et/ou le monde de la Piraterie comme toile de fond. Écrire un roman comme Lorelei est donc un hommage au plaisir que j’ai pu ressentir, enfant, au contact de ces personnages aventureux, libres, en marge des codes traditionnels, dans un « au delà du bien et du mal » très séduisant. Pourtant, ce n’était pas les abordages et les combats rocambolesques qui me ravissaient le plus, mais bien l’aura de mystère et de secret, qui enveloppait les intrigues. Dans Lorelei, les Pirates sont relativement féroces et acharnés comme il se doit, mais ils sont surtout ces silhouettes inquiétantes, cernées de brume, dont les motifs restent longtemps très obscurs. Leur menace plane sans cesse, et commande une fuite immédiate ; en ce sens, ils enclenchent l’action essentiellement par la peur qu’ils inspirent. Finalement, j’ai souhaité retrouver, un peu, l’esprit des premières pages de L’île au Trésor (le modèle absolu en la matière), quand le jeune protagoniste est confronté à tout un théâtre énigmatique, dans la petite auberge, et subit une initiation à la dure. Les Pirates y sont cruels et ténébreux, mais aussi libérateurs et inspirants.

Joachim est un personnage très intéressant. C’est un adolescent différent qui a du mal à s’intégrer à l’école. Au cours de la lecture, on comprend qu’il doit prendre des médicaments pour maîtriser des crises. Pourquoi avez-vous choisi de parler de santé mentale et, surtout, de l’aborder de la façon dont vous l’avez fait?

Il est toujours intéressant de créer des personnages qui doivent surmonter une blessure. Celle de Joachim est à la fois héréditaire et sociale. Il est tout simplement incapable, organiquement et psychiquement, de s’inscrire dans le formatage qu’on exige de lui, à l’école et dans la vie en général. Sa maladie est poétique, en cela qu’elle déborde les habitudes, sort des gonds de la routine, par sa sensibilité envahissante, vécue malheureusement comme une infirmité, et une certaine capacité à « voir » ce que les autres ne voient pas. La société le bourre de médicaments, s’inquiète de sa déviance, voudrait le voir rentrer dans le rang et être heureux de manière conventionnelle, mais son inadéquation, loin d’être un handicap, est le sceau de son exceptionnalité. Joachim apprend à s’accepter, à s’aimer, à tolérer en lui cette part écrasée d’imagination créatrice.

Joachim a une relation très proche avec Robert, son grand-père, un homme doux et attachant. Quelle est l’importance des grands-parents dans la vie des adolescents, selon vous?
Le dialogue entre générations et le thème de la transmission sont très importants pour moi, y compris dans mon activité professionnelle principale, le professorat. Robert, l’épicurien érudit, le voyageur au long cours, transmet à Joachim à la fois sa joie de vivre conjuguée au présent, et son savoir immense, sa longue expérience. Il est aussi celui qui le fait entrer dans la vie, dans l’aventure. Joachim en est investi et se construit grâce à cela. Je voulais montrer un aîné qui soit un modèle, un refuge et le flambeau d’un relai. Cette vision est sans doute un peu à contre-courant des habitudes actuelles, qui me paraissent souvent teintées de mépris, de part et d’autre du spectre générationnel.

Vous abordez la relation des hommes avec les diverses ressources planétaires. Quel message souhaitez-vous que le lecteur retire de votre roman à ce sujet?

Mon intention en écrivant Lorelei, n’était pas d’asséner une vérité, de déployer un argumentaire bien calibré et bien pensant. À mon avis, justement l’art doit « montrer », pas forcément « démontrer ». Du coup, même s’il peut paraître évident qu’un souci proprement écologiste parcourt le roman, je n’ai au fond été guidée que par mon envie de « montrer » la beauté de la nature, et la place qu’elle occupe dans nos vies, son caractère précaire et presque magique, qui demande une éducation du regard et du cœur pour en jouir pleinement. L’initiation de Joachim n’est pas autre chose qu’une éducation à cette beauté, qui enveloppe sa différence et l’exhausse.

L’amour à l’adolescence est parfois réciproque, parfois à sens unique, mais résolument intense. Comment voyez-vous ces expériences et qu’avez-vous voulu laisser transparaître dans la relation entre Joachim et la jeune Stéphane?

Capter les premiers instants d’un sentiment aussi beau et ambivalent que l’amour, voilà un topos qu’on n’a pas fini d’épuiser ! On est confronté à la fois au délice et au tourment, et à l’âge des apprentissages et des initiations de toute sorte, la découverte de ce sentiment, son exploration, est une aventure en soi. L’histoire de ces deux personnages est romanesque, tourmentée, intense, un peu maladroite parfois…Leur amour est le contrepoint des dangers de mort qu’ils affrontent, mais se tisse des mêmes fils. Stéphane oblige Joachim à se lancer à corps perdu dans les épreuves, elle lui donne confiance, autant qu’elle le fragilise. En déplaçant ses balises, elle opère une merveilleuse métamorphose sur son amoureux. La métaphore me paraissait intéressante.


L’histoire foisonne de paysages romantiques, de même que de passages romantiques. Qu’est-ce que le romantisme, selon vous?

Le romantisme, c’est d’abord à mon sens la confiance dans un absolu. Le romantique choisit de se laisser éclairer, non par sa raison, mais par sa passion. C’est aussi une certaine manière d’affronter le malheur et la différence. Le mot « romantisme » s’applique de nos jours à des sentiments plutôt fades. Joachim et Stéphane, parce qu’ils sont jeunes et aiment pour la première fois, nouent une histoire qui réactive un romantisme plein et naïf, pur, car instinctif et passionné. Ça fait du bien parfois de sentir cette vibration et de se laisser porter sur ces ondes !


De quoi ou de qui vous êtes-vous inspirés pour créer Joachim, Robert et Stéphane?

Difficile de répondre à cette question ! Créer un personnage, c’est très mystérieux. Si je me penche un peu sur le processus, je me rends compte que je colle et ajointe des images glanées un peu partout, enfouies et sédimentées, que je laisse ressurgir sans les contrôler. Robert, par exemple, est un mélange de Steve Zissou (dans The life Aquatic, de Wes Anderson), du Sémaphore de la BD Cubitus, mais aussi de dizaines de visages croisés sur le port de Camaret au moment des retours de pêche.

Lorsque vous entreprenez l’écriture d’un roman, d’où partez-vous? Comment se mettent en place vos idées? 

Je pars toujours d’une scène inaugurale (dans Lorelei, j’étais partie du château en ruine où se réfugie Joachim). Je laisse ensuite se dévider le fil, très organique, totalement irréfléchi, qui me mène paradoxalement vers la pelote de l’intrigue générale. J’établis un plan souvent des semaines après avoir commencé à écrire ! Une fois le plan établi, je continue dans la fièvre, pratiquement sans m’arrêter jusqu’à la fin du premier jet. Ensuite, commence le travail de peaufinage qui peut être très long.

Avez-vous des rituels d’écritures, des moments ou lieux plus propices à l’écriture?

J’écris partout, mais surtout dans mon bureau, devant mon icône russe, mon globe terrestre et mes photos de Sicile et d’Auvergne. J’écris en position de lotus, sur mon fauteuil. Ce qui n’est absolument pas recommandé :-) ! J’ai des carnets multiples, que je ne cesse de remplir d’images et de citations. J’écris quand les enfants dorment, ou sont à l’école, quand je n’ai pas de cours à préparer, ni de copies à corriger. Mon ordinateur m’attend toujours patiemment.

Quels sont vos moteurs d’écriture?

J’écris parce que j’ai envie de raconter des histoires, et que ces histoires portent un peu de mon ADN, qu’elles ne ressemblent à celles de personne d’autre. Je trouve aussi passionnant de trouver le mot et l’image bien ajustés, de sentir couler des phrases qui résonnent parfaitement dans leur idée.

Que vous apporte l’écriture?

Franchement, le moment de l’écriture est plutôt pénible, et on ne peut s’y soustraire. Je me sens un peu possédée parfois, et moyennement en contrôle dans ce processus ! Quand j’ai fini une étape, en revanche, je suis comblée et apaisée. Chaque livre écrit m’épuise…et me régénère, heureusement !

Comment vivez-vous le processus d’écriture? De façon technique, mais aussi de façon intérieure. Est-ce que le mythe de l’écrivain torturé s’applique à vous?

Le mythe de l’écrivain torturé ne s’applique pas à moi, même si je viens d’avouer que ce n’est pas toujours agréable d’écrire :-). Je me contente de rester la plus authentique possible, et de ne pas tricher. Pour le reste, je me laisse guider avec humilité, et je travaille fort en tâchant de ne jamais trop céder au découragement ou à la paresse. C’est le seul secret que je connaisse.

À quel âge avez-vous pris la décision d’écrire? Aviez-vous déjà écrit pour le plaisir, avant ce moment?

J’ai commencé à écrire des poèmes à la naissance de ma première fille, et des romans à la naissance de la deuxième. Mon expérience de l’écriture est donc très reliée à celle de la maternité. C’est un cliché, certes, mais la patience acquise, l’amour déployé, la joie et la vulnérabilité ressenties, les épreuves surmontées, tout ce qui m’a rendue mère m’a rendu apte à écrire.


Je remercie Emmanuelle Caron de sa générosité. Notre chronique sur Lorelei en Finistère est en ligne ici.

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