Où es-tu roman admirable?

Note : de temps en temps, je vous proposerai en fin de chronique une section « Pour aller plus loin » où j’approfondis l’analyse ou bien partage des réflexions qu’a suscitées une lecture. Libre à vous de la lire ou non.

Dans la veine de ses romans précédents, Sally Rooney écrit sur de jeunes individus qui ont des relations compliquées et de la difficulté à exprimer ce qu’ils pensent, ce qu’ils ressentent. L’histoire pourrait très bien se résumer ainsi : les tribulations de quatre trentenaires irlandais. Mais je vais quand même m’efforcer de vous en dire un peu plus.

Alice est une auteure à succès qui rentre en Irlande après un séjour aux États-Unis. Felix est l’homme qu’elle a rencontré grâce à une application. Eileen, l’amie d’Alice, est éditrice pour magazine littéraire. Simon, pour sa part, travaille dans un organisme non lucratif qui offre de l’Aide aux réfugiés. Eileen et lui se connaissent depuis l’enfance et viennent dénouer. Ces derniers sont attirés l’un par l’autre, bien que Simon l’est plus qu’Eileen. Les quatre personnages naviguent à travers leurs existences et tentent de se dépêtrer face à la vie et l’amour. 


C’est un roman sur la désillusion typique de la fin vingtaine, début trentaine. Les protagonistes sont déçus par eux-mêmes et par la vie. Ils croient n’avoir rien accompli, ne rien être à 30 ans. Eileen est convaincue qu’Alice a tout pour être heureuse parce qu’elle est une auteure à succès et fortunée. Alice pour sa part est insatisfaite et malheureuse. Eileen est peu enthousiasmée par son travail et a peine à nouer des relations amoureuses. Simon et Felix ont l’impression qu’ils ne sont pas « assez ». 


Puis, il y a la question de l’état du monde et la futilité des amitiés et des amours, des carrières, si l’espèce humaine a tant maltraité la terre qu’elle court à sa propre extinction. Cet aspect est habilement amené par l’entremise d’une correspondance entre les deux amies. Elles échangent à propos de la littérature, le monde qui se dirige vers son extinction (pas uniquement en ce qui a trait à l’environnement, mais aussi au rythme et au style de vie, à la société capitaliste qui mène à plusieurs maux, dont la laideur), la religion, le sens de l’existence, etc. C’est un aspect intéressant du roman où l’auteure va plus en profondeur. 


À noter que les dialogues sont indifférenciés du reste du texte. Au début, c’est déstabilisant puisqu’on se demande si on est dans la narration ou dans une discussion, sans compter qu’on cherche constamment qui parle. Cela dit, les échanges sont dynamiques et prenants. On sent les tensions entre eux. C’est d’ailleurs la grande force de l’auteure, de mettre en actions ses protagonistes. 


Au départ, j’étais fort intéressée par l’histoire, mais au fur et à mesure qu’elle avançait, j’ai eu du mal à m’attacher aux personnages. Malheureusement, on n’en sait pas suffisamment sur ce qui les anime et on ne cesse de se questionner sur ce qui les amène là où ils sont. Pourquoi sont-ils déçus par la vie? Pourquoi Alice a fait une dépression qui l’a amenée à être hospitalisée? Pourquoi Eileen agit comme elle le fait avec Simon? Quant à Felix, j’avais l’impression que Rooney allait nous amener quelque part avec ce personnage énigmatique, j’étais impatiente de découvrir où, mais finalement, je m’étais trompée. Pourtant, ça aurait ajouté une dimension intéressante. 


J’aurais également souhaité un peu moins de descriptions. Certaines ne viennent pas alimenter le récit et au contraire elles cassent le rythme de roman. Par exemple, il y a un moment où elle décrit comment Felix entre son adresse dans Googlemaps… Sans compter qu’il faut laisser au lecteur faire fonctionner leur imagination. 

En bref, c’est comme une recette de gâteau. Tous les ingrédients sont bons, sauf qu’il y a trop de « ci » et pas assez de « ça ». Un petit problème dans l’exécution fait que ça n’a pas levé autant qu’on l’aurait souhaité. Ça se mange tout à fait, c’est bien, mais ce n’est pas le régal auquel on s’attendait.


Pour aller plus loin


Comme je le disais, Sally Rooney a une écriture descriptive. Un peu trop descriptive. C’est-à-dire que chaque action est décortiquée et cela n’apporte pas nécessairement au récit. Sur 380 pages, ça surcharge. On a l’impression que ces descriptions se font au détriment de la complexité des personnages. On aurait souhaité que les protagonistes aient plus de corps, plus de substance. Par exemple, on n’apprend pas ce qui est au cœur du mal-être d’Alice. On ignore pourquoi Felix l’intéresse, lui qui est souvent désobligeant envers elle et ses amis. De son côté, on sait qu’il n’a pas eu une vie facile, mais on se demande ce qui le motive à poser toutes ces questions très intimes sans jamais offrir une parcelle d’information sur lui? Son manque de substance le rend indéchiffrable. 


Avant, l’évaluation des choses accomplies se faisait généralement après la mi-quarantaine. Cependant, la société a changé. Tout roule rapidement, on veut gagner beaucoup d’argent au plus vite. Les gens nous flashent leur réussite sur les réseaux sociaux et ça peut donner à certains le sentiment que leur existence ne vaut rien s’ils n’ont pas atteint un point fixé (parfois irréaliste) vers la mi-trentaine. Ils ressentent de la pression à avoir déjà accompli de grandes choses à leur âge, alors qu’ils sont à peine sortis de l’université et ont fait une poignée d’années sur le marché du travail. Le sujet des attentes et déceptions envers le monde pique l’intérêt et est toujours d’actualité. Ç’aurait été profitable d’exploiter davantage le filon de ce qui génère le sentiment qu’ils ont raté le coche. 


Je n’ai lu ni Ordinary people ni Conversations entre amis. J’ai seulement regardé la série télé du premier des deux romans et justement ce que j’ai aimé, c’est la profondeur des personnages. Je m’attendais à retrouver cet élément important dans Où es-tu, monde admirable. Peut-être me faudra-t-il patienter pour voir la série pour en apprécier mieux les histoires?

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